Rendre l’économie écologique et le développement soutenable

Comment sait-on qu’une espèce peut survivre ? Pour l’écologue Charles A. S. Hall, une espèce ne peut espérer survivre que si elle tire plus d’énergie de sa nourriture que la dépense nécessaire pour l’obtenir, par exemple, par la chasse (Hall et al., 1986). Le fait que nos sociétés développées aient besoin de toujours plus d’énergie pour fonctionner devrait nous interroger sur les conditions mêmes de notre survie. Hall nous invite à questionner le rôle et la place de l’économie dans l’écosystème de nos vies.

Dans quelle mesure une société qui travaille contre sa survie ou contre celle d’une partie de ses membres, peut-elle (doit-elle) être considérée comme « développée » ? Comment pouvons-nous rendre nos économies plus écologiques et nos modes de développement plus soutenables? Et comment le courant scientifique de l’économie écologique peut-il y contribuer ?

  • Douai A., Plumecocq G., 2017, L’économie écologique, Paris : La Découverte.
  • Hall C. A. S., Cleveland C. J., Kaufmann R., 1986, Energy and Resource Quality: The Ecology of the Economic Process, New York : Wiley.

L’énergie au travail

« L’homme n’est pas fait pour travailler. La preuve, c’est que ça le fatigue ! ». Attribué tantôt à Marcel Pagnol, Tristan Bernard ou Georges Courteline, cet aphorisme permet d’illustrer comment le courant de l’économie écologique appréhende les problèmes environnementaux.

En effet, en suivant les travaux pionniers de l’économiste Nicolas Georgescu-Roegen (1979), les chercheurs que se réclament de ce courant ont tendance à saisir les activités économiques comme des phénomènes thermodynamiques. La thermodynamique est une branche de la science physique qui étudie comment les machines utilisent de l’énergie pour produire un mouvement. En physique, ce mouvement est appelé « travail ». Inspiré, puis développé au moment de la Révolution industrielle grâce à l’observation du fonctionnement de machines toujours plus grosses et performantes, les principes de la thermodynamique décrivent aussi des phénomènes « naturels ». En particulier, le principe d’entropie énonce qu’au fur et à mesure de son utilisation à l’intérieur d’un système donné, l’énergie se dégrade irrémédiablement en un état toujours plus difficile à utiliser.

En ce sens, les pollutions apparaissent comme des effets « normaux » du fonctionnement des systèmes productifs… ce qui ne signifie pas qu’il faille en accepter la fatalité. Elles sont aussi des utilisations inefficientes d’énergies : par exemple, elles auraient pu être recyclées pour produire une autre forme de « travail ». Cette manière de voir l’économie permet, entre autres, de mettre en évidence le fait que les pollutions qui sortent d’un système apparaissent comme des transformations des ressources qui y entrent.

L’économie, ça épuise et ça pollue

Mais revenons à notre aphorisme. En suivant les enseignements de la thermodynamique, on déduit que :

  • le travail épuise la capacité productive des hommes (mais heureusement, celle-ci est, dans une large mesure, renouvelable) et que, de la même manière, la nature travaille plus ou moins efficacement à sa reproduction ;
  • la vitesse à laquelle le travail épuise les hommes dépend de l’intensité de la charge de travail et de leur métabolisme, c’est-à-dire de leur capacité avec laquelle ils transforment de l’énergie primaire (par exemple de la nourriture) en travail, de la même manière que la nature s’adapte et opère des sélections ;
  • l’homme interagit avec l’environnement via son travail, d’une part parce qu’il a y puise une source d’énergie primaire (nourriture) à transformer en énergie (kilocalories), et d’autre part, parce qu’il libère de l’énergie (émission de chaleur, déjections et autres déchets…).

CC Patrick Mignard pour Mondes Sociaux

En ce sens, qu’il travaille ou non à l’économie, l’homme est inclus dans des écosystèmes plus larges. D’où l’idée d’une écologie de l’économie, ou l’inverse. L’écologue Howard T. Odum (1971), autre figure influente de l’économie écologique, a ainsi tenté de représenter l’ensemble des flux d’énergie circulant entre l’ensemble des écosystèmes, y compris humains. Cette manière d’envisager l’interaction entre écosystèmes donne un fondement scientifique à une inversion des rapports homme- nature. Dans cette conception, l’homme est considéré, selon la formule de René Passet (1979), comme une « créature non point comme les autres mais parmi les autres, se développant en interaction avec elles et les milieux qui les portent », c’est-à-dire soumise aux mêmes contraintes et lois biophysiques que n’importe quelle être vivant.

  • Passet R., 1996, L’économique et le vivant, Paris :, Payot (1ère 1979).
  • Odum H. T., (1971), Environment, Power and Society, New York :, Wiley-Interscience.

Trop, c’est trop !

Pour autant, l’homme se distingue des autres créatures. En premier lieu, parce qu’il est conscient de sa condition, il est capable de porter un jugement sur l’utilité, la beauté ou le caractère éthique ou juste de son travail. Il est aussi capable de produire de l’analyse et de l’évaluation « scientifique », notamment sur la soutenabilité de ses modes de développement.

En l’occurrence, face à l’ampleur de la crise écologique, deux questions se posent principalement : avons-nous dépassé la capacité de charge de la Terre, c’est-à-dire épuisons- nous les ressources naturelles au-delà de leur seuil de renouvellement, et émettons-nous des polluants au-delà des capacités d’absorption des écosystèmes ? À quel point les activités humaines, et en particulier les activités économiques, sont-elles porteuses de sens et/ou utiles, participent-elles à l’épanouissement et au développement de l’humanité, des différentes communautés humaines, ou des individus ? Evidemment, la seconde question est d’autant plus cruciale que la réponse à la première est négative.

Un petit pas pour l’Homme… mais une grande empreinte de l’Humanité

CC Flickr allispossible.org.uk

Les tenants de l’économie écologique ont plutôt tendance à penser que ces limites sont dépassées, au moins dans les pays dits « développés ». L’empreinte écologique fournit une image frappante de l’état de la pression que l’humanité exerce sur la planète Terre. Elle évalue l’espace nécessaire pour produire l’ensemble des moyens permettant de maintenir un niveau de vie donné. Ainsi, en 2013, le « Global Footprint Network » a calculé que pour assurer le niveau de vie d’un français moyen à l’ensemble des êtres humains, il faudrait l’équivalent de trois Terres… et cinq pour le niveau de vie d’un américain moyen. Trois termes entrent en jeu dans cette équation : d’abord le fonctionnement des écosystèmes et les ressources naturelles, ensuite les modes de production, et enfin les modes de vie permis par ces modes de production.

S’agissant du fonctionnement des écosystèmes, la perspective entropique limite assez fortement les marges de manœuvre et cela, même si ces marges existent, notamment via la préservation de la biodiversité comme ressource productive. Les économistes écologiques ont donc plutôt tendance à penser qu’il faudrait dès à présent limiter la taille de nos économies, voire les faire décroître.

Quant aux modes de production, leur « verdissement » peut avoir des effets ambivalents sur l’environnement. Le paradoxe de Jevons, économiste anglais du XIXe siècle, enseigne en effet que si le progrès technologique durant la Révolution industrielle a permis de construire des machines utilisant de manière toujours plus efficace les ressources en charbon, cela s’est traduit par une exploitation et un épuisement sans précédent des ressources charbonnières. En économie écologique, on a donc plutôt tendance à considérer les effets négatifs des technologies vertes et à adopter une attitude prudentielle vis-à-vis du rôle écologique des technologies.

Le dernier terme de notre équation concerne les modes de vie. Ces derniers renvoient in fine à nos désirs, à nos besoins, au sens large, et aux stratégies que nous mettons en œuvre pour les satisfaire et en tirer du bonheur. Les économistes écologiques ont plutôt tendance à penser que dans les économies développées, il est souhaitable et possible de limiter l’étendue de nos besoins tout en conservant les conditions d’une vie bonne. L’évaluation collective des besoins qui peuvent ou doivent être priorisés ainsi que les moyens par lesquels ils peuvent ou doivent être satisfaits, renvoie à deux problèmes fondamentaux (Douai et Plumecocq, 2017).

CC Pixabay Kaz

Le premier concerne l’évaluation de la contribution de la nature à nos modes de vie. À travers elle, il s’agit d’évaluer et d’analyser les ressorts de la valeur que les individus ou les communautés attribuent à la nature c’est-à-dire à des écosystèmes particuliers, des éléments biotiques ou abiotiques, des espèces… Cette valeur s’exprime de manière diverse (comme support pour la culture ou le patrimoine, comme ressource pour la production matérielle, comme source d’inspiration ou de spiritualité, pour elle-même…), et non exclusive. L’économie écologique s’est plutôt tournée, au moins jusqu’au milieu des années 2010, vers des évaluations monétaires (Plumecocq, 2014).

Le second concerne les modes de gouvernance de la nature les mieux adaptés afin de préserver les fonctionnalités considérées comme cruciales pour assurer la pérennité de nos modes de vie. L’économie écologique a accordé beaucoup d’attention aux mécanismes de marchandisation de la nature, notamment à travers les dispositifs de paiements pour services environnementaux (Costanza et al., 2016).

Chacune de ces deux directions divise les économistes écologiques, mais aussi plus largement la société. Si ces conflits révèlent quelque chose du développement de nos sociétés, c’est bien que les enjeux se situent aussi dans nos rapports à la nature. Ceux-ci ne sont pas seulement biophysique. Ils sont aussi fondamentalement sociaux, ce qui ouvre la voie à un programme de recherche en socio-économie écologique.

  • Costanza R., Howarth R., Kubiszewski I., Liu S., Ma C., Plumecocq G., Stern D. I., 2016, « Influential Publications in Ecological Economics Revisited », Ecological Economics, vol. 123, 68-76.
  • Plumecocq G., 2014, « The second generation of ecological economics: How far has the apple fallen from the tree? », Ecological Economics, vol. 107, 457-468.

Crédits image à la Une : CC Pixabay Maklay62 et crédits image d’entrée : CC Flickr René Spitz



Citer ce billet
Gaël Plumecocq (2017, 16 octobre). Rendre l’économie écologique et le développement soutenable. Mondes Sociaux. Consulté le 28 mars 2024, à l’adresse https://doi.org/10.58079/u98u

Gaël Plumecocq

INRA – UMR AGIR et LEREPS (gael.plumecocq@inra.fr)

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6 réponses

  1. KAKPI Alassane dit :

    Bonjour Monsieur. Merci pour le combat au profit de l’écologie. Je suis un Doctorant au Bénin (Afrique de l’ouest), et souhaiterait avoir votre article pour mon travail. Merci et bonne journée à vous

  2. Christian dit :

    Sauf qu’on peut se demander si ce n’est pas l’inverse qui s’est produit. Sur l'”économisation” de l’écologie : Y. Rumpala, Régulation publique et environnement. Questions écologiques, réponses économiques, Paris: L’Harmattan, 2003.

  3. Gertrude dit :

    Si on évacuait le concept de nature ( = si on arrêtait l’ontologie naturaliste qui fait croire que le vivant est de la même nature que l’inerte), pour réfléchir en terme de biodiversité, on aurait pas tous les soucis cités dans ce texte. On verrait pleinement que le paradigme social (les relations, la culture, la civilisation) est le propre de la vie, pas celui de l’homme. Mais bon, c’est pas demain la veille qu’on pourra faire cela, qu’on ouvrira les yeux. L’auteur de ce texte lui-même, bien qu’il cherche à prouver l’utilité de son champ de recherche, rappelle lui-même que l’homme est exceptionnel et conforte l’idéologie naturaliste.

  1. 19/10/2017

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